Prouteau Marie-Hélène


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J’ai été élève au lycée en hypokhâgne. Avec les cours de Georges Hoffman, français-latin-grec, ce fut la découverte essentielle, celle de la littérature. À 17 ans, Homère et Claude Simon, pour nos âmes liseuses, quel élan ; il sera toujours là quand, des années plus tard, j’écrirai sur l’Iliade. La khâgne n’existant pas alors, j’ai quitté le lycée pour le lycée Fénelon à Paris.

J’ai aimé y revenir comme professeur en prépas. Des retrouvailles emplies d’impressions familières. Le Parloir, le blockhaus qui allait disparaître. La Cour d’honneur et la pure blancheur des fleurs de magnolias, au printemps, comme dans un roman japonais. Une base d’envol pour les rêves et une invite à des rencontres ouvrant le cœur et l’esprit. Georges Evano, l’architecte de la ville de Nantes que j’eus la joie d’inviter dans ma classe de Math Sup. Et ces conférences où j’emmenais mes élèves de Spe, celle de Jean Nouvel, architecte du Palais de justice. Paul Ricoeur au temple Protestant ou bien Tzvetan Todorov. En collaboration avec Jacques Ricot, il y eut ces rencontres à la Cité des Congrès, Josyane Savigneau, Alain Finkielkraut, Jean-Pierre Vernant. D’autres occasions : l’écrivain Michel Chaillou (lire « Regards »), Dominique Rincé, ancien élève et professeur à Polytechnique. Autant de leçons de lucidité et d’humanité ardemment reçues. Sans oublier l’accueil de ces lycéens chinois, Keren Hé et les autres, dans nos classes comme à la maison.

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Membre du Comité d’histoire du lycée, j’ai écrit dans Le lycée Clemenceau, 200 ans d’histoire « Les pionnières de l’autre siècle ». Suite à un travail avec Annick Trébern sur les premières élèves en prépas depuis 1925. J’ai écrit leurs biographies dans le « Dictionnaire biographique » pour sortir de l’obscurité la vie de ces femmes discrètes. Souvenir ému aussi de la conversation que j’eus alors avec Julien Gracq que je questionnais sur ses années de lycéen et qui ne se rappelait pas avoir vu de jeune fille au lycée mais à l’ENS. À sa mort, il y eut l’hommage dans la salle de conférence du lycée, ces « Rencontres Julien Gracq- Hauts lieux de l’imaginaire entre Bretagne et Loire » (lire « Regards »).

D’autres moments me reviennent. Robert Badinter, ancien élève, invité au lycée en 2008 pour le Bicentenaire faisait battre le pouls de l’Histoire, rappelait l’éloge du courage de Jean Jaurès. Cent ans plus tôt dans son « Discours à la jeunesse ». De quoi donner la force d’être fort.

Dans une vie parallèle, je suis écrivain. J’aime faire ce travail d’artisan des mots. Quatre livres publiés. Trois romans : Les Blessures fossiles et Les Balcons de la Loire (La Part Commune), L’Enfant des vagues (Apogée). Un livre autobiographique, La Petite plage. Des poèmes, genre street art, sur un détournement des plaques de rues nantaises initié par la Maison de la poésie. Nostalgie blanche, poème pour un livre d’artiste avec le peintre Michel Remaud sur les marais salants (site de M.R.). Et de nombreux textes en ligne, sur des revues accessibles à tous, Terre à ciel, Terres de femmes, Le Capital des mots

Dans mes livres, il y a la mer et sa respiration : c’est « pour » celle-ci que j’écris. Pour ce rapport charnel aux mots qui font le bruit léger des petits galets qui roulent dans la vague. Il y a l’histoire et l’épaisseur du temps, et, souvent, la présence de peintres. Ecoute intérieure avec Georges de La Tour dans Les Balcons de la Loire, Gauguin, Emile Bernard dans La Petite plage, Olga Boldyreff dans « Chambre d’enfant gris tristesse », en ligne sur Terres de femmes, Louis Le Brocquy dans « Sagesse de la poussière », sur Terre à ciel. Et quelle chance, ce lycée en face du Musée des Beaux-Arts.

Mes livres et textes sont traversés par la méditation, la poésie, allant de Victor Segalen et François Cheng à l’Afrique et à l’ubuntu cher à Mandela. Toujours, au-delà de l’émotion, tenter de comprendre pourquoi le monde fonctionne parfois d’une si étrange façon.

 

Quelques extraits :

 « La croisière immobile », évocation de Nantes, du haut de la tour de Bretagne :

« Maintenant, je m’absorbe dans la féerie des toits où les gris battent la chamade [….]J’aperçois la fresque Le Toucan, rue Fanny Peccot où explosent l’indigo et le rose indien. Il y a du Henry Thoreau chez Alain Thomas, le peintre ami des fleurs et des espèces menacées. Mais son Walden est un jardin des Tropiques aux couleurs exubérantes. C’est ainsi dans cette ville qu’on dit grise, un oiseau de paradis aux fruits vermeils fait la vie plus belle […]  Et puis il y a la voix du philosophe Paul Ricœur, au Temple Protestant, qui lit un extrait de l’Edit de Nantes pour le 400è anniversaire. J’accompagne mes étudiants. Si la mémoire est nécessaire, nous dit cette parole généreuse, les hommes ont aussi besoin de l’oubli, sinon ils demeurent enfermés dans les barbelés de la haine. Message bien peu accordé à notre époque.
Au bout de mon extase paysagère, la ville me donne l’impression de prendre la tangente, corps de songe superbement immatériel. Ancrée au sol mais parée pour tous les départs, elle ne cesse de prendre le large. Indifférente à nos balbutiements. Nantes poursuit son chemin à sa hauteur. Par temps clair, on voit la mer. » Place Publique n°40 et, en ligne, sur Terres de femmes.

Extrait « La tristesse du magnolia », en ligne sur Le Capital des mots, et Place Publique n°59.

« Libertaire Rutigliano remonte la rue du Jardin des Plantes, longe le lycée. Se souvient-il des cours lorsqu’il préparait les concours d’ingénieurs ? Sa tête est pleine du prochain rendez-vous pour réaliser la liaison avec le chef, Joseph Fraud. Un regard au grand magnolia aperçu pendant les cours.
Maintenant, c’est 1944. La petite maison de ses parents. Libertaire vient d’être pris dans un piège, en même temps que son père. Violemment emmené au siège de la Gestapo, place Foch […] La gorge serrée, j’imagine l’interrogatoire dans la cave. Les questions sans arrêt, les coups, le visage tuméfié du père. Libertaire, attaché des heures, les bras en arrière sur une échelle. Le courage, au bout du courage. Pas très loin de ce lieu de torture, il y a le grand magnolia. Il frémit de toute sa silhouette. Compagnon des douleurs. Il n’oublie pas le corps massif de Libertaire, sculpté dans le silence et la lutte. Il sait qu’il ne parlera pas.
Le grand magnolia, à présent, se perd dans sa rêverie. Il me fait penser au chêne de Goethe. Là-bas, près de Weimar, sur la colline de l’Ettersberg. Là où le grand écrivain rencontrait son ami Eckermann. Dans leurs Conversations, les idées de l’humanisme allemand. Comment penser que l’arbre si cher à Goethe se retrouverait un jour, sur la colline déboisée, au milieu du camp de concentration de Buchenwald ? Deux grands arbres qui, chacun à leur façon, ont été les témoins des vents contraires de l’histoire. Quand les hommes marchaient dans la nuit plus noire que la nuit noire. »

Extrait du livre Les Balcons de la Loire qui évoque le lycée Clemenceau :

« Et voici que Yordi s’adresse à moi en russe. Je ne connais pas le russe. Et pourtant, cette langue que je ne comprends pas, dans sa bouche, quelle beauté ! C’était celle de la noblesse d’âme et non celle de la honte des ordres atroces hurlés dans Grosny. Il lui faut absolument effacer les images de cette ville-catacombes, j’ai pensé.Yordi s’est arrêté. Il passe maintenant au français, la langue apprise de la mère. En ces temps enténébrés, on dirait qu’il touche presque au bonheur quand il continue gravement et récite : « La Voile » de Lermontov :
Une voile lointaine blanchit
Sur le brouillard azuré de la mer.
Que cherche-t-il dans un pays lointain ?
Qui l’a chassé des bords de sa patrie ?
Hélas ce n’est pas le bonheur qu’elle cherche
Et ce n’est pas du bonheur qu’elle vient !
Sous une bande de clair azur,
Sur elle un rayon de soleil doré ;
Mais elle, troublée, elle cherche la tempête,
Comme si c’était dans la tempête qu’était le repos !
Il rajoute quand il a fini : C’est traduit par Julien Gracq. Tu te rends compte ! Je l’ai trouvé à la bibliothèque du lycée, dit Yordi dans un sourire en brise-larmes. Le sourire de ceux qui sont face au pire mais trouvent un rien de douceur dans un brin d’herbe. Je connaissais peu les livres de Gracq, j’avais aimé celui qu’Anne m’avait fait lire. Je savais qu’il avait été élève et professeur au lycée. L’enchaînement des coïncidences me frappa : les voix lointaines de ces deux poètes, l’un russe, l’autre français, se faisaient écho et portaient très haut les forces de l’esprit ».

Extrait du livre La Petite plage, La Part Commune, 2015 :

« Cette petite plage en moi, c’est ma chance. C’est l’histoire de ses moments ordinaires et de ceux qui s’évadent du quotidien que j’écris. Rien de tel pour tenir à distance les hivers du cœur, les heures désemparées. J’invente une effervescence de personnages réels. Pour mon roman de grande houle. Roland Doré croise Michèle Morgan. Gauguin fait signe à mon grand-oncle revenu, les pieds gelés, des tranchées de la Grande Guerre. Ma grand-mère paysanne et un peintre calligraphe chinois frappent à ma porte. Je retiens mon souffle, ils arrivent sur la pointe des mots ». 

 

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Bio-biblio complète, site Maison des Ecrivains et de la Littérature : http://www.m-e-l.fr/ec,979


 

Liu Xiaobo

Elégies du 4 juin,

note de lecture par Marie-Hélène Prouteau

 

Je tiens dans les mains le recueil  Elégies du 4 juin  du poète chinois Liu Xiaobo.

L’élégie, c’est un chant de mort. Celui-ci commence dans la nuit du 4 juin, un an après le soulèvement de 1989, sur la Place Tian’anmen. Quand les troupes de la loi martiale donnent l’assaut contre les citadins et les étudiants grévistes de la faim.

Le poète était là. Il avait 34 ans. Il a vécu dans sa chair l’écrasement sanglant du premier élan pacifique de la population chinoise. L’espoir brisé de la démocratie. Le carnage sur la place, les corps mutilés, la terreur de cette nuit-là, il a gardé tout cela au fond de lui.

Année après année, depuis vingt ans, Liu Xiaobo écrit un poème, en ce jour anniversaire du 4 juin. Il s’y tient. Contraint, souvent, d’écrire en prison ou en résidence surveillée. Sur le « mémorial des héros du peuple » dressé au milieu de la place Tian’anmen, il a vu l’enfer. Fils d’une histoire massacrée, il est le gardien de ces oubliés.

Pourquoi s’imposer un tel geste ? Un geste qui se paie au prix fort. C’est pour lui une manière de fidélité aux « âmes sans domicile fixe des disparus de l’injustice ».

Parler pour ceux qui sont morts, dont le régime s’acharne à effacer les traces. Parler pour les survivants de l’événement. Exorcisme sombre qui, les années passant, se creuse en une vision plus désespérée. Sa parole poétique dépouillée, sans ponctuation rend sensibles les silences et les déchirures.

Dès les strophes de la première élégie, je pénètre dans le grand silence d’après la répression. D’après l’engourdissement du désastre. À pas comptés, j’avance et découvre « des larmes et des taches de sang », et la « rouille des chenilles de tanks ».

À la suite du poète, retenant mon souffle, je m’enfonce au cœur de ces catacombes. Sur l’ « immense avenue vide », c’en est fini des grandes foules manifestant. Seulement le tremblement d’ombres indécises, celle d’une jeune fille face aux chars, celle d’une mère d’étudiant disparu, celle d’un homme traînant à grand-peine sa jambe transpercée par une balle. Le poète rentre seul le soir et se fait arrêter. Brutalement jeté soudain hors du temps, dans la prison de Qincheng, cette Bastille du 20è.

Dans l’élégie composée en 1991, Liu Xiaobo fait sortir de la nuit souterraine un manifestant de dix-sept ans mort ce jour-là. Le poète martèle sa peine, répétant « dix-sept ans » en un leit-motiv écorché. Devant la désolation de cette existence perdue, la nature elle-même se révolte. La mer devient folle. Et la mère qui a tenté d’empêcher le jeune homme de manifester parcourt les tombes, éplorée.

Le cœur du poète saigne pour les sans-voix, capte le chagrin des mères, des épouses. Son propre chagrin aussi. L’émotion est palpable dans le tissage des strophes. Qu’est devenu le jeune manifestant aux mains nues qui a ému le monde entier ? se demande le poète.

On le sent pris par le doute. Quand la plupart préfèrent oublier les âmes mortes, s’accommoder de petits ou grands arrangements avec le régime. Dans l’élégie intitulée «  Une cigarette se consume solitaire », couve la douleur de sa solitude.

Argent, banquets, débauche, « souillure des âmes » : le poète, entre les larmes et la colère, nous plonge dans un monde en plein délitement. Tout est faux, alcool, tabac, diplômes. J’ai l’impression d’entendre le Hugo des Châtiments, dénonçant l’Empire corrompu de Napoléon III. Le 4 juin de l’année suivante, il se tient comme au-dessus d’un gouffre, « l’humeur est à la défaite ». Le poète évoque pots de vin, trahisons, corruption dans une écriture convulsée, stigmatise « l’art de s’agenouiller avec la plus grande élégance ». « Dire la vérité », tout est là, comme il le fait dans un récent essai, « la philosophie du porc ».

Comment oublier les visions des corps martyrisés ? Comment oublier les bourreaux aux « casques d’acier », qui ont effacé toutes les traces de la répression, refaisant, dit le poète, ce qu’ont fait les bourreaux d’Auschwitz. Par ce lien avec les crématoires, il s’inscrit dans la lignée des écrivains européens, penseurs des Lumières ou contemporains qui lui sont familiers.

Liu Xiaobo se tourne aussi sans relâche vers les vivants qu’il entend interroger. Cheminement de plus en plus crépusculaire : le temps passe et les forces vives, anesthésiées, ont vendu leur âme au pouvoir.

Ce regard sans illusions de celui qui assiste, impuissant, aux marchandages du pouvoir en place a quelque chose de poignant :

« Le pouvoir, échange entre le marché et les âmes mortes

Les traces de sang sont balayées par l’argent »

Le poète traverse, solitaire, cette fin des espoirs et des rêves. Enfermé en camp de rééducation, il écrit des lettres à Liu Xia, sa femme qui dépose des lys blancs chaque 4 juin. Déjà la 609è lettre. Les jours passent. Les mois passent. Est-ce cela vivre ? « La prison m’endurci/ Je suis devenu un rocher dur », écrit-il. La douleur lui souffle des images terribles : le suicide des bébés dans le ventre des mères, les baïonnettes séparant les corps.

Ecrit au scalpel, le superbe final pousse la fraternité à l’extrême. Le « 4 juin » est entré dans le corps du poète, dans son sang, nous dit-il, telle une « aiguille oubliée par des femmes rapiéçant le temps des rêves ». On croit entendre, la nuit, tambouriner à une porte de fer.

Pourtant, malgré le désespoir, malgré la marée basse du temps présent, il demeure celui qui écrit, vingt ans durant. Fidèle à son engagement envers les morts, dont le seul garant est lui-même. Haute exigence éthique et littéraire.

Depuis 2009, le poète est emprisonné. Jusqu’en 2020. Son crime est immense. Militer pour les droits fondamentaux et participer à la Charte 08. Clin d’œil à Vaclav Havel et aux intellectuels de la Charte 77.

Liu Xiaobo n’était pas à Stockholm lors de la remise du Prix Nobel de la Paix en 2010 L’image de sa chaise vide me hante.

Sur la blogsphère chinoise il n’y a aucune trace du « 4 juin ». Le pouvoir l’a effacé, tout simplement, escamotant le réel comme le font si bien les dictatures. Il y a un 35 mai, plaisantent les internautes chinois.

On n’est jamais loin de Kafka avec les dictatures. Ce Kafka doté d’un grand humour, le poète l’a lu. Alors, Liu Xiaobo le sait, dans leurs cellules, les chaises complotent et confectionnent de grands dazibaos de liberté.

 

                  Revue en ligne Poezibao, 24 juin 2015, Marie-Hélène-Prouteau

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