Né en 1930 : Michel Deguy


Livre du Bicentenaire (Coiffard, 2008)

200 ans d'histoire - copie

L’Anthologie

Auteur : Michel Deguy

 

 

Michel Deguy

 

 

Poète, philosophe, professeur de littérature, Michel Deguy, né à Paris en 1930, est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages depuis Les Meurtrières publié en 1959 jusqu’au tout récent Réouverture après travaux. Rédacteur en chef de la revue Po&sie depuis 1977, il a reçu, en 2004, le grand prix de l’Académie française.

Reçu à l’agrégation de philosophie en août 1953, il est nommé professeur au Lycée Clemenceau pour un an, avant de rejoindre l’armée pour effectuer son service militaire.

Contacté par le Comité de l’histoire du Lycée Clemenceau, il a eu l’obligeance d’écrire à notre intention le texte suivant :

 

 

En août 1953 – dans ces temps reculés l’agrégation se terminait vers le 15 août – l’inspecteur général Bridoux – oui, le responsable du premier Descartes de la « Pléiade » réduit à quelques centaines de pages – me reçoit, à mon rang, le 6ème d’une promotion de 12 (les places étaient chères) et me « propose » Nantes, premier poste. In illo tempore…de service militaire obligatoire, les garçons, sursitaires pendant leurs études, pouvaient « occuper » leur premier poste avant de rejoindre l’armée ; et étaient censés le retrouver après le service. Bridoux me vanta Nantes, ville sans doute éloignée pour un parisien, et où le train du soir ne parvenait que le lendemain matin, mais capitale provinciale. Il y avait peu de matière à discussion, même si une espèce de choix était offert aux jeunes agrégés.

Imaginez cela – qui n’est pas en effet inimaginable : un jeune homme, jeune marié, jeune professeur de philosophie (on ne parlait pas encore de « terminales », je crois bien, mais de « philo – math-élem. – sciences-ex. ») débarque à Nantes au début d’octobre et cherche à se loger, lui et sa très jeune femme, qui ne voulait pas l’attendre à Paris en fin de semaine en habitant chez sa maman. Il monte de la gare, longeant l’hôtel de La Duchesse Anne, prend la rue Clemenceau, à droite et, en face du Musée, non loin du jardin botanique, pénètre au lycée. On lui confie une classe de philosophie, une math-élem. et une prépa. A peine plus âgé que ses élèves, de 4 ou 5 ans plus vieux que le plus vieux d’entre eux, il ne s’en distingue pas physiquement. Le proviseur de le censeur (c’étaient les noms de la fonction) froncent les sourcils : un petit bourgeois parisien inexpérimenté, et « en sursis »…Vraiment rien pour rassurer leur « rentrée ».

Je trouvai une chambre place Louis XVI au fond d’un appartement de gros bourgeois nantais. Ma femme, bientôt enceinte, s’y ennuya. Le Château, la Tour des petits-beurre LU à l’horizon, la place Graslin avec son beau théâtre pour but de promenade en tramway, la rue Crébillon pour les magasins (on disait « crébillonner »), les rives de l’Erdre pour la santé (de grossesse), et très peu de relations sociales entamées sous le patronage de quelque cousin de province. Dans ce jadis du milieu du siècle dernier (« avant » la guerre d’Algérie, « avant » 68, avant tout d’une manière générale, au point qu’un élève d’aujour’hui en distinguerait mal la description de celle qui ouvre un roman de Balzac), le milieu social nantais, en effet « balzacien », perpétuait grossièrement la division de classe : le bourgeois, catholique, réactionnaire, n’envoyait pas ses enfants au lycée, mais dans « les bonnes institutions », libres ou confessionnelles, chez les Sœurs et les Pères, elles-mêmes appréciées, je suppose selon le revenu des parents, de haute, moyenne ou basse bourgeoisie. Un petit fonctionnaire de maigre salaire, laïc et républicain, empressé à regagner « la capitale », donc insolent, ne pouvait être reçu. Nous ne le fûmes que deux ou trois fois, avec des pincettes, et, je dois le dire, sans en être autrement préoccupés. L’attache parisienne et « l’avenir » tiraient trop fort, et souvent au week-end nous étions surtout désireux d’air océanique. Je retourne au lycée.

J’aimais enseigner. La gentillesse des élèves, leur soif de découvrir la philosophie, mon propre contentement et ma fierté d’initiateur, le bon niveau des élèves de l’époque, presque toutes les conditions s’alliaient pour faire de ces premiers mois de métier de bons mois. Ils furent en tout cas de ceux qui laissent un bon souvenir.

Etais-je un « bon prof » ? Pas tout à fait.

Il arriva que ma naïveté, mon « innocence » même, ma prétention et les difficultés réelles d’une vie de parisien « déplacé », sans grands moyens, voyageur de nuit, futur jeune père, rêveur de poèmes et de publication, et autres distractions, me précipitèrent – presque – dans une catastrophe locale. Quelques semaines après mes débuts, un collègue plus âgé, M. Muchielli, qui allait devenir universitaire et psychologue réputé, assez observateur et généreux pour ne pas imputer les erreurs que je vais dire à de la stupidité, de la rouerie ou du mépris, et touché par une inexpérience plutôt sympathique, me pria de passer chez lui en urgence. Dans le rôle de l’aîné intelligent et bienveillant, il me dit : « Un orage s’accumule sur votre tête. Les parents se sont plaints. Vous fumez en classe. Vous déplacez vos cours. Le proviseur est furieux ; des rapports se fomentent… » Il me décrivit l’aspect sous lequel l’administration me peignait : fantaisiste, incontrôlable, professionnellement inconscient, prétentieux…et autre. Et en effet, ignorant du caractère sacré de l’emploi du temps, je convenais directement avec mes élèves de modifier tel horaire, pour avancer un départ à Paris ou retarder un retour. Je ne mesurais pas ma peine, mais ne rendais pas régulièrement les copies. Fumeur impénitent dès cet âge, en un siècle où tout le monde fumait « en public et en privé », je n’en faisais « qu’à ma tête » – surchargée.

Je le remerciai avec élan. J’en retins qu’il faut dire les choses, plutôt que de se taire en soupçonnant le pire « chez les autres » et attendre le trop-tard. Et je me corrigeai. Le censeur continua de me tenir pour incorrigible. Beaucoup d’élèves (40 par classe à l’époque) m’aimaient bien. Au troisième trimestre je fus appelé sous les drapeaux – qu’ensanglantaient la fin de la guerre d’Indochine et pas encore le commencement de celle d’Algérie. Je quittai Nantes, où je ne revins que rarement. Sylvie naquit en août. Je gardai en bonne mémoire les moments de lecture entre les cours, au jardin tout proche, et les visites au Musée voisin, où j’avais mes préférés, Ingres (Portrait du conventionnel Gérard), deux Georges de la Tour (qui avaient des airs de faux, tout en étant beaux), et tel grand format « pompier », 19ì siècle, de nus amoncelés (que j’ai évoqué dans une page de mon livre A ce qui n’en finit pas, Seuil, 1995).

Bien des années après, un jour de réception à l’UNESCO, je vis venir à moi un grand Monsieur – élégant, souriant, grisonnant. C’était le romancier Henri Lopes, et, en ce temps, Premier ministre du Congo-Brazzaville : il me dit qu’il avait été mon élève au Lycée Clemenceau et eut la courtoisie d’évoquer mes cours comme des moments d’éveil. Nous nous congratulâmes ; décidément le Clemenceau menait à tout, même à diriger un Etat africain.