Merci à Patrick HERVE
(Drig)
d’avoir relevé
ce discours prophétique
En juillet 1884, alors que sévit une épidémie de choléra dans le sud de la France, le Parlement discute d’une proposition du député Paul Bert visant à accorder sa confiance au gouvernement de Jules Ferry pour « faire appliquer les mesures d’hygiène indiquées par les corps savants ». Contre cette proposition, le député Georges Clemenceau fustige les effets de manche de la communication gouvernementale – à propos d’un voyage médiatique effectué en Provence – et critique l’absence d’anticipation du gouvernement, plaidant pour une politique d’assainissement et de prévention du risque épidémique sur le long terme. Il refuse également de s’en tenir à des mesures dépendantes des comportements individuels. Il demande enfin, au titre du « devoir d’un Parlement républicain », à ce que soit mis en place un contrôle parlementaire renforcé sur l’action sanitaire. Morceaux choisis.
M. Georges Clemenceau : « Notre collègue demande au ministre […] de prendre toutes les mesures nécessaires pour arrêter la marche du fléau. Le ministre répond : « Les mesures nécessaires, je les ai toujours prises. J’ai à côté de moi des corps savants que j’ai consultés, ils m’ont donné des indications que j’ai scrupuleusement suivies, et je continuerai à faire de même ». Nous voilà bien renseignés !
M. Paul Bert demande qu’on fasse appliquer toutes les instructions données par les corps savants ; mais que sont ces instructions ? Il nous en a été donné connaissance à la tribune tout à l’heure par M. le ministre. Je vous demande la permission, au risque de vous infliger une répétition, – qui sera d’ailleurs très courte -, de vous les relire, en appelant toute votre attention sur leur teneur. Voici les conseils que donne l’Académie de médecine, consultée par le gouvernement. J’extrais mes citations d’une circulaire de M. le ministre :
« 1° Les quarantaines terrestres, quelle que soit la forme sous laquelle on les établisse, sont impraticables en France ». Nous ne savons pas encore ce qu’il faut faire, mais nous savons déjà qu’il ne faut pas faire de quarantaines (On rit)
« 2° Les pratiques de désinfection imposées aux voyageurs et à leurs bagages dans les gares de chemins de fer sont inefficaces et illusoires ». On prenait des précautions dans les gares, on n’en prendra plus, c’est entendu. Nous voilà édifiés sur les précautions qu’il est inutile de prendre.
« 3° Il y a lieu d’établir sur les lignes de chemins de fer, dans les grandes gares, des postes de surveillance médicale, pour donner des soins aux malades atteints par l’épidémie et les isoler des autres voyageurs ». Il y aura des médecins pour les personnes malades en chemin de fer ; c’est excellent, je n’ai rien à dire contre cela, mais cela ne nous donne pas le moyen d’arrêter le fléau.
« 4° Les mesures de préservation efficaces… » – Enfin, nous y voilà – « …sont celles que chaque personne doit prendre pour elle-même et pour sa maison… » (Hilarité générale)
Messieurs, je trouve qu’il y a pas lieu de rire. Nous avons en France une série de mandarinats politiques, administratifs, scientifiques, laborieusement organisés, mais absolument inutiles et trop souvent nuisibles. Ce monde nous coûte fort cher, et quand nous avons besoin d’un avis, d’un acte, voilà un échantillon de ce qu’on nous donne. (Applaudissements)
Je n’ai pas le temps de discuter la question de savoir si nous sommes bien ou mal organisés : l’épidémie sévit en France, il faut aller au plus pressé ; et, comme il ne peut pas me suffire que le gouvernement se conforme aux prescriptions que je viens de lire et qu’on dirait rédigées par Molière, je cherche ce que nous avons à faire. […]
Je ne discute pas les mesures proposées dans ce projet ; je dis qu’elles ne sont applicables que lorsque le choléra arrive dans une ville […]. Mais je crois qu’il y a des mesures primordiales de préservation et d’assainissement qui sollicitent avant tout notre attention.
Messieurs, avant de demander à l’Académie de médecine, aux médecins, aux malades et aux gens qui approchent les malades de prendre des précautions – que d’ailleurs on ne leur indique que d’une façon très insuffisante – je trouve qu’il faudrait demander d’abord au gouvernement, aux municipalités – ce n’est pas un reproche que je leur adresse -, aux pouvoirs publics à tous les degrés de la hiérarchie, de remplir leur devoir vis-à-vis des citoyens. […]
Quand on se trouve en face d’une épidémie, c’est un peu comme si on était en face de l’ennemi sur un champ de bataille : il faut d’abord prendre les mesures de défense nécessaires, sauf à discuter ensuite sur la meilleure organisation à établir en vue de l’avenir.
Quel est le devoir du gouvernement, des municipalités ? C’est de prendre avant tout les mesures les plus énergiques pour que les villes soient propres. Or, vos villes sont sales… (C’est vrai !), vous le savez, et jusqu’à ce jour vous avez été impuissants à les nettoyer, à les désinfecter. […] Ces villes abondent en foyers d’infection de toute nature, et je crois pouvoir dire qu’on n’a rien fait pour les supprimer. J’affirme, en outre, qu’avec le système actuel on ne fera rien, on ne pourra rien faire (Marques d’assentiment) […]
Il y a l’administration centrale, dit-on. Parlons de l’administration. Qui de vous ne sait pas qu’elle n’est pas organisée pour faire face à de telles éventualités ? […] C’est le résultat de notre merveilleuse organisation. […] Vienne une épidémie, une éventualité non prévue […], la machine continue de fonctionner comme en temps normal […]. Avant de s’en prendre à l’individu, je voudrais bien que nous nous en prissions d’abord à l’organisme qui absorbe en soi toutes les forces vives de ce pays et qui s’appelle le gouvernement central. Je ne veux pas faire de politique en cette affaire, mais l’organisation gouvernementale que nous avons reçue du 18 brumaire et que nous avons religieusement conservée a tari toutes les sources d’initiative individuelle en ce pays, et on est mal fondé à reprocher à l’initiative individuelle de ne pas être suffisamment développée dans les circonstances où nous sommes quand on n’a cessé de l’entraver systématiquement depuis quatre-vingts ans.
En France, dans notre République, comme sous la monarchie, dans quelque position que l’on soit placé, l’action individuelle se heurte partout à la toute-puissante administration, […] aux ministres et à leurs agents. (Applaudissement sur divers bancs à gauche) Dans les temps réguliers, vous pouvez fermer les yeux sur un tel état de choses. Au moindre accident, le mal apparaît. […]
Je n’ai pas la pensée de m’en prendre aux membres du gouvernement, mais leur voyage dans le Midi, tel qu’ils l’ont conçu et exécuté, n’a été et ne pouvait être d’aucune utilité.
Je ne doute pas, je n’ai jamais douté du courage des ministres, mais je dis que leur visite dans les villes envahies par l’épidémie n’a produit et ne pouvait produire aucun résultat sérieux.
Il ne s’agissait pas seulement de traverser des salles de cholériques, il fallait qu’un ministre au moins s’installât au foyer même de l’épidémie, et qu’avec l’assistance des hommes compétents il fît, sur-le-champ, prendre toutes les mesures nécessaires à l’assainissement des foyers d’infection. […] Je n’incrimine en rien les personnes, je ne veux en rien diminuer la portée de l’acte qui a été fait. Je m’explique sur la façon dont on a procédé et je dis que, malgré cette visite et malgré les plans que vous faites faire, votre visite a été absolument stérile. […] Je ne laisse pas que d’être embarrassé. Il n’est pas toujours aisé, après avoir découvert le mal, d’indiquer la manière la plus efficace d’y porter remède. Je cherche un point d’appui pour l’action que je sollicite, et je ne le trouve que dans la Chambre issue du suffrage universel.
Si nous nous bornons à voter un ordre du jour dans lequel nous dirons que nous comptons sur le gouvernement pour prendre les mesures qu’il croit nécessaires, je vous le dis franchement, nous n’aurons rien fait. Ne peut-on faire quelque chose de plus ?
Je crois qu’on pourrait faire quelque chose en dehors de la routine administrative. Il faudrait que des hommes qui n’appartiennent pas à l’administration et qui ont cependant le plus grand intérêt à ce que des mesures énergiques soient appliquées sans délai, après avoir pris connaissance de l’état réel des choses, revinssent devant la Chambre rendre compte de ce qu’ils ont vu, et provoquer les pouvoirs publics à des actes déterminés. […]
Il s’agit d’un devoir de solidarité sociale auquel nous ne pouvons nous soustraire. Il s’agit en même temps d’une mesure générale et préventive pour les populations qui ont eu le bonheur d’échapper jusqu’ici au fléau. […] Il est encore temps aujourd’hui d’agir, car nous avons cette bonne chance de n’avoir encore qu’un petit nombre de points atteints. […] Pouvons-nous le faire ? Je le crois.
Je demande que la Chambre nomme une commission de onze membres, un membre par bureau, pour se rendre dans les foyers d’épidémie. […] Je ne tiens pas à ce que ces commissaires aient une compétence médicale ; il n’est pas indispensable d’être médecin pour constater s’il existe des foyers d’infection dans une ville. […] Je ne voudrais pas que la commission fût exclusivement composée de médecins, parce que, entre médecins, tout dégénère naturellement en discussion médicale et qu’il s’agit ici non de théories médicales auxquelles les malades sont tenus de se soumettre, mais de mesures gouvernementales.
Vos commissaires se rendront dans le Midi, et, dans l’espace de huit jours au plus tard, ils pourront revenir devant vous et vous exposer la situation, vous faire connaître les mesures qui ont été prises et vous proposer les mesures nouvelles qui devront être prise d’urgence. Voilà ce que je demande.
Je répète que je ne le fais pas dans un sentiment d’hostilité contre le gouvernement, puisque je sollicite son concours et que les commissaires agiront nécessairement de concert avec lui. Je ne comprends pas, d’ailleurs, les discussions politiques en pareille matière, et je veux croire que la Chambre, n’envisageant que l’intérêt national, s’associera à l’unanimité au projet de résolution que je lui soumets avec confiance.
J’ai parlé plus longtemps que je n’en avais l’intention. Mais, comme je suis certain de n’avoir été mû que par un sentiment de solidarité nationale, absolument étranger à l’esprit de parti, j’espère que la Chambre comprendra comme moi le devoir d’un Parlement républicain.
Je n’ajouterai plus qu’un seul mot. Au-dessus du devoir pratique il y a le devoir moral. Ne sentez-vous pas qu’il faut avant tout inspirer confiance aux populations? Il y a des populations affolées, il y a des émigrations en masse, il y a des villes où le commerce est suspendu, où l’on ne trouve pas de pain, parce que les boulangeries sont fermées.
Vous ne pouvez pas laisser croire que le Parlement républicain se désintéresse d’un pareil état de choses. Il faut que les populations atteintes nous voient au milieu d’elles (Très bien ! Très bien ! sur plusieurs bancs) ; il faut qu’elles sachent que nous voulons donner de la confiance et du courage à ceux qui en manquent ; il faut que nous prêchions d’exemple en mettant la main à l’œuvre, en bravant les mêmes dangers que nos concitoyens, pour accomplir un devoir qui s’impose aux représentants du peuple.
Messieurs, quand un tel devoir apparaît, il ne reste plus aux représentants de la nation qu’à le remplir avec une inflexible résolution. Je vous y convie, et j’attends avec confiance votre assentiment unanime (Vifs applaudissements). »
Source : Journal officiel, Débats parlementaires, Chambre des députés, 15 juillet 1884.